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La loi Pacte (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), en deuxième lecture mercredi 13 mars à l’Assemblée nationale, ouvre la perspective d’une vente future des parts de l’État dans les aéroports de Paris (ADP), opérateur des aéroports de la région parisienne. Cette éventualité cause un émoi croissant, non seulement auprès du public pour qui cette privatisation prouve à nouveau le désengagement de l’État, mais aussi auprès des experts. Plusieurs questions sont posées par les observateurs.
Certes l’État a un besoin structurel de cash, et encore plus depuis qu’il a promis 10 milliards d’euros aux « gilets jaunes » cette année. Autant donc vendre les bijoux de famille : après tout, est-ce dans les attributions régaliennes de gérer un aéroport ? À cela il est rétorqué qu’un aéroport est désormais une porte d’entrée majeure dans le territoire national, bien plus stratégique que des péages autoroutiers.
Mais au-delà de ces considérations géopolitiques, le débat sur ADP devrait aussi être abordé de façon purement financière en posant une seule question, oubliée selon les critiques lors de la concession des autoroutes à un groupe privé : la vente des parts dans ADP rapportera-t-elle plus ou moins que la somme actualisée des bénéfices attendus de la part d’ADP si le statu quo était maintenu ?
Un marché de 69 milliards de dollars
Cette question se pose d’autant plus que toutes les prévisions de croissance du trafic aérien mondial sont au vert. Or, les ressources d’un aéroport proviennent pour près de 60 % des taxes et facturations de services liés au trafic aérien (atterrissages, décollages) et 40 % de l’activité commerciale liée aux parkings, locations de voitures, restaurants mais principalement à l’activité duty free, elle-même portée par le luxe.
Longtemps regardé comme peu noble, secondaire, le duty free jouit d’un taux de croissance remarquable dans le monde (+8,6 % par an depuis 2002) et dépasse les 69 milliards de dollars de revenus. Appelé le « sixième continent » par le groupe L’Oréal, le duty free est devenu un vecteur stratégique des marques de luxe dans le monde. Ce n’est pas un hasard si, visionnaire, LVMH racheta dès 1996 DFS, le leader mondial de la vente de produits de luxe aux voyageurs internationaux, opérateur de zones commerciales duty free, que ce soit en aéroports ou en dehors. Le duty free est aujourd’hui devenu d’autant plus vital que la croissance du marché du luxe se fait aujourd’hui par les nouveaux venus – nouveaux riches et aussi classe moyenne supérieure, issus des pays émergents.
Puissance d’attraction
Dans les années 1970, le luxe français surfa sur la vague de l’engouement des Japonais. Désormais, ce sont les clients chinois qui font sa croissance. Bain & Co. estime à plus de 30 % leur part dans les ventes de produits dits de luxe personnel, au sein des 50 % attribués aux acheteurs asiatiques en général. Or, pour les Chinois autorisés à voyager (ils devraient être 220 millions en 2020), le choix d’un pays de destination se fait selon trois critères :
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L’éloignement géographique (les Chinois commencent par visiter Hongkong et Macao, puis Corée, Japon, Thaïlande, Malaisie, etc.)
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L’attractivité du taux de change local – d’où la volatilité des choix de destination – ce qui a permis au Japon de bénéficier de la manne des touristes chinois quand le yen baissa, et cela en dépit du refroidissement des relations sino-japonaises.
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Le caractère excitant des zones duty free, qui accroissent l’attractivité des prix. Mais cela va bien au-delà, car les zones duty free sont devenues des destinations de divertissement et de culture en elles-mêmes, voire la raison majeure de visiter une ville en Asie pour un Chinois.
Cela peut choquer ceux qui pensent que tous les touristes viennent à Paris pour visiter le Louvre et le château de Versailles. Certes un peu, mais on ne doit pas sous-estimer la puissance d’attractivité du duty free, qui tient avant tout à la présence magique des marques de luxe.
Que de chemin parcouru par le duty free depuis l’ouverture de la première boutique d’aéroport à Shannon, en 1947 en Irlande, tirant parti de l’escale technique pour refaire le plein de carburant vers les États-Unis. On y vendit des spiritueux, du tabac et plus tard cosmétiques et parfums. Ce sont toujours aujourd’hui les piliers du business mondial du duty free, mais s’y sont greffés les produits de luxe qui représenteraient environ 36 % du marché.
Les marques de luxe sont le faire-valoir des zones duty free, et de fait le visage des pays. L’aéroport par lequel on entre et sort d’un pays est le premier témoin du niveau de développement de ce pays, à travers la qualité des produits de luxe de sa zone duty free.
La Corée, paradis du duty free
Aujourd’hui, le shopping est un facteur majeur du succès touristique d’un pays. La Corée domine le marché mondial duty free avec 22 % de part de marché et en vise près du quart en 2022. Le gouvernement coréen fut prompt à saisir la dimension stratégique du duty free pour attirer les devises et les touristes, japonais à l’époque. Pour cela, il inventa les grands magasins de luxe dédiés au duty free (Lotte Duty Free, Shilla Duty Free, etc.) réservés aux étrangers. Pour distancer ses concurrents, Lotte Duty Free réalisa un coup de maître en obtenant que Louis Vuitton – déjà la marque phare du luxe mondial – y ouvrit le 11 janvier 1984 un shop in shop (magasin dans le magasin) alors que la marque n’avait aucun magasin en propre en centre-ville de Séoul pour les Coréens eux-mêmes (et ne comptait pas en ouvrir d’ailleurs).
Cet évènement fit l’effet d’une bombe dans le monde du luxe. Hermès suivit en 1985 et Chanel en 1986. Depuis, la Corée est le paradis du duty free. Tous les pays désireux de décoller économiquement et dépourvus de trésors culturels doivent compter sur le shopping en duty free, donc sur le luxe pour développer leur tourisme, faire venir les Chinois, profiter du circuit « daigou » (les touristes chinois qui voyagent exclusivement pour acheter des
produits de luxe pour les autres).
Revenant à ADP, son avenir reposera sur sa capacité à augmenter sa part dans le trafic aérien mondial) dont le doublement du nombre de passagers est annoncé d’ici 2036) et la part du montant que chaque touriste – chinois ou autre – a prévu de dépenser en France. Les marques de luxe joueront un rôle clé pour atteindre ces deux objectifs si elles sont dans des lieux duty free qui donnent envie avec une offre exclusive. Faut-il vraiment privatiser pour cela ?
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Jean-Noël Kapferer, Professeur Senior, INSEEC School of Business & Economics
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.