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Qui n’aurait pas encore entendu parler de la qualité et de ses démarches, de ses nombreux bienfaits et de son cercle vertueux qui nous emmènerait toujours plus haut ? On assiste en effet depuis quelques décennies au développement des démarches qualité dans tous les domaines d’activité et champs de notre société (industries, agriculture, tourisme, santé, éducation, culture, etc.). Aujourd’hui, tout le monde serait donc concerné de près ou de loin par cette qualité qui nous voudrait du bien. Grâce à elle, les professionnels seraient plus performants, les consommateurs plus satisfaits et les dirigeants plus compétitifs.
Nouvelle idéologie ?
Du point de vue historique, les démarches qualité sont relativement récentes et apparaissent avec la production de masse de l’ère industrielle. Comme le rappelle le sociologue Frederik Mispelblom Beyer dans son ouvrage « Au-delà de la qualité : démarches qualité, conditions de travail et politiques du bonheur », elles naissent dans un moment de rupture avec les modalités de production artisanale, à partir du moment où l’ouvrier devant la fabrication de série ne se sent plus propriétaire et fier de l’objet produit. À partir de là, contrôler la qualité de la production devient le moyen de compenser d’une certaine façon, le manque d’implication des ouvriers dans la production de masse.
Mais c’est d’abord en dehors du secteur de production d’objets de consommation courante que la qualité va émerger. C’est en effet par rapport à l’interchangeabilité des pièces dans l’industrie de l’armement que vont apparaître les premiers problèmes de qualité. Ensuite, cette expérience acquise grâce à la production des armes s’est répandue dans d’autres secteurs, surtout celui de l’automobile à partir du début du XXe siècle, pour concerner aujourd’hui les services (soins, éducation, tourisme, etc.), y compris publics. Nous passons ainsi d’une logique institutionnelle (celle de l’armée) à une logique de marché et où la standardisation rendue possible par l’organisation scientifique du travail (OST) devient la forme de production dominante.
À s’y pencher de plus près pour mieux saisir la particularité des discours faits autour de ces démarches, il apparaît que le mot qualité est leur porte-drapeau. À l’origine, ce mot est emprunté au latin qualitas, terme employé dès l’Antiquité par le consul romain Cicéron et signifiant « manière d’être plus au moins caractéristique ». Il existerait ainsi plusieurs sortes de qualités (caractéristiques) en même temps, selon l’aspect examiné : goût, poids, couleur, prix, etc. Mais au fil des siècles, et comme précisé par Frederik Mispelblom Beyer, le mot « qualité » va acquérir une valeur positive en désignant une manière d’être de quelqu’un jugée heureuse, bonne ou une perception d’un objet/un fait considéré comme satisfaisant. Le contraire de cette signification serait alors imperfection. Le mot (le signifiant) a donc aujourd’hui des connotations (significations) presque exclusivement positives, puisque la « qualité » désigne le meilleur, le sans défaut, voire le parfait !
Pourtant, en voulant se saisir de la réalité de ces démarches telles qu’elles se déploient dans les entreprises et les organisations, il apparaît que celles-ci ne sont pas si « idéales » que ce que le discours fait autour d’elles cherche à laisser penser. Dans cette réalité contraignante, les professionnels sont appelés à travailler avec moins de moyens et plus de résultats. Ils doivent également rendre régulièrement compte de ce qu’ils font (contrôle, procédures, prédominance de l’écrit, etc.). C’est précisément ce paradoxe entre, d’un côté, une réalité organisationnelle assez contraignante et de l’autre, un discours/une image largement favorable, voire idéalisé, de la qualité qui nous interpelle et nous pousse ici à interroger les raisons du succès de ces démarches qualité. Et si, finalement, la qualité était devenue une nouvelle idéologie des « temps modernes » (de notre époque contemporaine) ?
La qualité viserait d’abord la rentabilité
À partir de là, nous allons émettre trois hypothèses ou raisons possibles afin d’expliquer le succès de ces démarches. La première de ces raisons consiste à penser que l’idéologie qualité est à l’image de la société (une société où la performance, la compétition et l’évaluation sont des valeurs à défendre), qu’elle en est à la fois le produit (un produit en cohérence avec les valeurs dominantes), mais aussi un des socles qui contribue à la maintenir et lui permet de perdurer (la logique qualité participerait ainsi à la légitimation du système en place). Les sociologues Ève Chiapello et Luc Boltanski expliquent comment, dès les années 1970, le capitalisme a su se réinventer en renonçant aux principes d’organisation hiérarchiques et en parvenant à « neutraliser » ses deux principales critiques, artistique et sociale.
La qualité vise d’abord la rentabilité en chassant la non-qualité et en optimisant l’organisation mais vise également et paradoxalement la quantité. C’est-à-dire que la qualité d’un produit (sa certification, sa labellisation, etc.) contribue à le rendre singulier dans un contexte d’abondance et de saturation (produits de masse et en masse) et en maintenant ainsi le mode de production standardisé (produire en quantité).
La deuxième raison expliquant ce succès serait et comme analysé plus haut, en lien avec la communication faite autour de ses démarches. Autrement dit, l’argument qualité semble aujourd’hui difficilement réfutable de par les connotations positives qu’il revêt, et tant il participe à diffuser un idéal et des promesses de réussite et de bonheur qui nous feraient du bien dans un monde « hostile ». Il serait ici important de remarquer que la qualité nous maintient dans un rapport paradoxal entre promesses d’épanouissement d’un côté (viser le meilleur de nous-mêmes) et risques d’usure et d’exclusion de l’autre (« mettre la barre [toujours] plus haut » pour y arriver, et se sentir exclu en cas d’échec).
Le troisième argument explicatif pour ce succès serait, selon nous, la grande « mutabilité » des démarches qualité. Autrement dit, le fait qu’elles ont su évoluer et changer de modalités d’application allant des plus strictes aux plus souples (des démarches moins contraignantes et centrées sur l’autoévaluation pour les services par exemple) selon les contextes et les particularités des organisations dans lesquelles elles se mettent en place.
Il apparaît donc que la qualité joue un rôle dans les transformations de notre société. Elle en est à la fois le produit et l’un des socles qui permet son maintien. Elle transforme l’organisation, modifie les rapports au travail, mais se laisse en même temps influencer et évolue au gré des contextes et des aspirations.
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Mouna El Gaied, Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, CREM, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.